La mise au monde

Bérénice Levet publie « Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt » (L’Observatoire)... L’article La mise au monde est apparu en premier sur Causeur.

Jan 22, 2025 - 18:40
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La mise au monde

Bérénice Levet avait déjà consacré un ouvrage à Hannah Arendt[1]. Son nouvel opus propose de penser notre époque à partir de la pensée de la philosophe, augmentée de la sienne, pour réfléchir aux suivantes…


Version 1.0.0

Hannah Arendt, rare, très rare philosophe à avoir pensé la naissance, à partir de la Nativité qui lui fut, en quelque sorte, révélation, étendit celle-ci à tout être venant au monde et capable de le renouveler. À condition, toutefois, que le nouveau venu ne soit pas « jeté dans le monde », comme le pensait Heidegger, mais qu’il vienne « au monde dans un monde qui le précède et où d’autres hommes l’accueillent ». À défaut de ce passé non transmis, le nouveau « peut se contenter de détruire l’ancien ». Et c’est ce à quoi, selon Bérénice Levet, nous assistons aujourd’hui : « Nous avons tout sacrifié à l’idole du mouvement ». S’est perdu « l’équilibre entre la tradition et l’innovation, entre l’ordre et l’aventure. »

La Révolution française apparaît comme moment capital, sinon originel de ce fait. Dans La condition de l’homme moderne, Hannah Arendt déclare que : « Le premier accès de l’homme à la maturité est que l’homme a fini par en vouloir à tout ce qui est donné, même sa propre existence – à en vouloir au fait même qu’il n’est pas son propre créateur ni celui de l’univers. » Le ressentiment qui en résulte constituera la base du nihilisme actuel. Mais loin de toute nostalgie romantique qu’elle déplore, Hannah Arendt, si elle met l’accent sur ce que Simone Weil appelle pour sa part « l’enracinement », c’est que, selon Bérénice Levet : « L’appartenance à une communauté concrète, historique, forte de ses fondations, de ses frontières aussi, est la condition sine qua non d’une expérience politique authentique. Sans compter la communauté de langue. » Il ne s’agit donc pas de revenir à la tradition pour elle-même, pour manger le cake aux amandes que faisait grand-mère, mais bien de percevoir qu’être au monde ne va pas de soi et pose, en quelque sorte, ses conditions. Le passéisme n’est pas de mise et l’opinion binaire, qui oppose conservateurs et progressistes, ne comprend rien à l’enjeu fondamental qui lie l’ancien et le nouveau.

Autre lien essentiel qui apparut à Hannah Arendt lors du procès Eichmann est celui qui noue atrocement l’absence de pensée et le mal. Le langage stéréotypé qui caractérisa les paroles de l’accusé, jusqu’au moment de sa mort, où il récita mécaniquement des paroles entendues à la messe, frappa la philosophe au plus haut point. Elle en déduisit que « Demander à quelqu’un qui ne pense pas de se comporter de façon morale est un pur non-sens. » Question ô combien d’actualité ! Bérénice Levet se réfère alors au pédopsychiatre Maurice Berger, lequel nous dit, dans son ouvrage Faire face à la violence en France, que « leur constante impulsivité les empêche de s’arrêter pour penser » et pour « imaginer ce que pense et ressent l’autre ». Ces adolescents, dont il est ici question, apparaissent comme des êtres privés de profondeur, vivant à la surface d’eux-mêmes et du présent. Ce qui fera dire à Arendt, qui les oppose aux « grands monstres » : « La banalité du mal ne dit rien d’autre que cette superficialité du criminel. » Bérénice Levet ajoute que « L’épaisseur temporelle n’est pas donnée avec la vie, elle s’acquiert à la faveur de la transmission. C’est alors seulement que de créature aplanie sur le présent, elle se redresse. »

La transmission est le grand mot de l’histoire. Car l’amor mundi, dont Hannah Arendt dit qu’il lui est venu sur le tard, suppose qu’au nouveau venu sur la terre soit transmis un passé. Privé de celui-ci, privé d’une assise fondamentale, il ne pourra bientôt plus que choisir le souci de soi aux dépens du souci du monde. C’est pourtant bien ce dernier qui est au fondement du politique. Et si Hannah Arendt croit au renouvellement, tel que la Crèche le promet dans le génie du christianisme, c’est au génie du judaïsme qu’elle confie le soin de la mémoire ; celui-là même dont résonne le fameux « Zahkor ! », c’est-à-dire : « Souviens-toi ! ». Ainsi, reliant l’ancien et le nouveau, elle permet à Bérénice Levet de faire voler en éclats le soi-disant paradoxe que ce lien recèlerait : « L’École se doit d’être conservatrice si l’on ne veut pas hypothéquer la promesse de renouvellement que l’enfant porte. » Et qui dit transmission dit d’abord et surtout celle de la langue qu’on ne peut réduire à un « outil de communication ». Hannah Arendt dans Vies politiques, déclare : « Toute époque pour laquelle son propre passé est devenu problématique à un degré tel que le nôtre, doit se heurter finalement au phénomène de la langue ; car dans la langue ce qui est passé a son assise indéracinable, et c’est sur la langue que viennent échouer toutes les tentatives de se débarrasser définitivement du passé. »

L’homme moderne, ayant perdu le monde pour le moi sous l’effet de l’absolutisation de l’émancipation, doit renouer avec une anthropologie de la transmission s’il ne veut pas se perdre tout à fait.

Laissant au lecteur le soin de découvrir d’autres aspects de la pensée d’Hannah Arendt à laquelle l’auteur ajoute sa propre part, je salue ce travail inédit qui consiste à penser avec celle qui nous précède, mettant ainsi en pratique la transmission qu’elle appelle de ses vœux.

240 pages


Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt, Bérénice Levet, Éditions de l’Observatoire, 2024.

Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt

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Faire face à la violence en France, Maurice Berger, Éditions de l’Artilleur-Toucan, 2021.

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[1] Le Musée imaginaire d’Hannah Arendt. Parcours littéraire, pictural, musical de l’œuvre, Stock, 2011.

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